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La bibliothèque avait été un fiasco. Taylor. avait passé des heures à éplucher des archives sans apercevoir le visage de l'homme qu'elle cherchait. Exaspérée, elle décida de faire un tour en voiture pour s'éclaircir les idées. Sans l'avoir prévu, elle se retrouva devant l'ensemble d'immeubles où Frank Richardson avait été tué.
Ce n'était pas la peine de se raconter des histoires. Elle savait parfaitement ce qu'elle venait faire là. Elle voulait rendre hommage au disparu. Quelqu'un éprouverait-il la nécessité d'en faire autant pour Charlotte ? Y avait-il une seule personne qui prierait pour son âme et se souviendrait d'elle avec affection?
Elle monta les escaliers jusqu'à l'appartement. La porte était entrouverte. Dégainant son arme, elle se plaqua contre le mur, l'épaule gauche à plat contre le montant de la porte. Elle tendit l'oreille, puis rangea son arme. C'était l'équipe de nettoyage. - .
Ces gens faisaient un boulot épouvantable. Quand un crime avait été commis, quand un cœur cessait de battre, quand une vie s'arrêtait, c'étaient eux qu'on appelait, ces êtres anonymes et invisibles, pour effacer furtivement les traces de la mort.
Taylor passa la tête dans l'appartement et reconnut une dame rondouillarde qui s'appelait Stella et qui fumait comme un pompier. Elle prétendait que le nuage de fumée qui l'entourait constamment l'empêchait de sentir l'odeur de la mort. A présent, l'odeur du tabac donnait à Taylor une terrible envie de cigarette. Secouant la tête pour chasser cette idée, elle s'avança dans la pièce et salua Stella.
— Hé, salut, lieutenant !
Stella avait ta voix d'un camionneur, mais Taylor savait que c'était une femme douce et aimante, qui sacrifiait son bonheur personnel pour aider les familles des victimes à trouver une certaine tranquillité d'esprit après le décès de leurs proches.
— Qu'est-ce que tu fais là? demanda-t-elle en voyant Taylor. On m'a donné le feu vert pour nettoyer.
— C'est bon, Stella, ne t'en fais pas. Je suis juste... Eh bien, disons que j'avais envie de faire mes adieux à la victime.
— Tu la connaissais, hein ?
Stella s'écarta de la grande tache de sang qu'elle était en train d'effacer de la moquette.
— De toute façon, j'avais envie d'une clope. T'en veux une?
— J'en meurs d'envie. Mais je vais plutôt rester un moment ici.
— Comme tu préfères.
Stella se redressa dans un grand craquement de genoux et sortit d'un pas nonchalant. Elle avait son air revêche, mais, en passant, elle pinça le bras à Taylor, et cette dernière comprit que c'était un geste de compassion.
Une fois seule, elle balaya la pièce du regard. Le sang de Frank Richardson était noir et mat; il était vieux de deux jours, et il était incrusté pour toujours dans l'appartement. On aurait beau récurer, nettoyer, remplacer la moquette et le lino, repeindre les murs, rien de tout cela n'effacerait l'empreinte de l'âme brutalement volée dans cet espace. L'air même de la pièce en serait changé pour toujours.
Taylor marmonna une prière à la mémoire du disparu, puis lui fit ses excuses à haute voix. Enfin, sachant qu'elle ne pouvait plus rien faire, elle se prépara à partir. En se dirigeant vers la porte, elle aperçut une pochette en papier posée à côté du matériel de Stella.
— Stella, c'est à toi, ça?
— Quoi donc ? lança Stella depuis le palier.
— La pochette en kraft. Elle est à toi ?
— Non, je l'ai trouvée en nettoyant l'arrivée d'air de la clim. Il y avait du sang sur la grille, je l'ai démontée et derrière, j'ai trouvé ce truc.
La silhouette de la femme de ménage se découpait dans l'embrasure de la porte.
— Tu veux y jeter un œil ? J'ai même pas eu le temps de regarder ce que c'était.
Taylor s'accroupit et ouvrit le rabat de la pochette du bout d'un stylo. Avant même de commencer à lire, elle comprit de quoi il s'agissait. C'étaient les notes de Frank Richardson. Le dossier qu'il avait essayé de lui remettre le jour où il s'était fait tuer. Taylor enfila une paire de gants en latex et ramassa la pochette.
La femme de ménage revint.
— Qu'est-ce qui me vaut ce grand sourire, lieutenant?
— Eh bien, madame Stella, ceci est la pièce manquante du puzzle. Merci mille fois de l'avoir retrouvée !
Taylor voulut la serrer dans ses bras, mais Stella l'en empêcha.
— Je sais, je sais... Me touche pas, ma grande, je ne sens pas bon. Faut que je me remette au boulot.
Taylor alla directement à sa voiture et appela le bureau. Marcus répondit.
— Dis-moi, Marcus, vous aviez fini par reconstituer l'emploi du temps de Frank Richardson le jour de sa mort?
— Plus ou moins. On a retrouvé sa voiture dans le parking en bas de l'immeuble. Son téléphone y était. Quelqu'un lui avait laissé un message sans s'identifier ; il lui demandait de le retrouver à l'appartement. Ce qui veut dire que Frank y est allé de son plein gré.
— Alors tout s'explique. Je viens de retrouver le dossier qu'il voulait me faire passer. Il a dû arriver à l'appartement avant la personne avec laquelle il avait rendez-vous, et planquer le dossier par précaution. C'était un malin. Il devait savoir qu'il y avait quelque chose d'explosif dans ce dossier. Merci, Marcus. On se voit tout à l'heure.
Tout commençait à se mettre en place. A présent, si seulement elle pouvait retrouver l'identité de Blanche-Neige. .. Le nom était là, dans un coin de sa mémoire, lové comme un serpent qui attend de passer à l'attaque.